• 22, 23 et 24 juillet 1915

    [22 juillet] Avant-hier mardi – avant de retourner au front – est venu nous dire « au revoir », Jean Randuineau, infirmier sur le front, décoré de la croix de guerre pour avoir soigné – dans un fossé sous une tente, et sous le feu incessant de l’ennemi, plusieurs blessés, pendant quinze jours. Cet acte de charité et d’héroïsme méritait bien une distinction. Le brave Jean, lui, dit n’avoir fait simplement que son devoir.

    La « nièce » Marthe m’envoie une belle carte de Chitenay « le logis des Coudraies »

     

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    Chitenay.- Les Coudraies. Maison habitée par Denis Papin.- 6 Fi 52/17. AD41

     

    avec son souvenir amical. Charlot m’envoie une carte « une rue de Nieuport » avec une cordiale poignée de main, il me dit qu’il est en très bonne santé (le 18 juillet 15).

    Madame Vautier m’écrit de Cherbourg, à la date du 20 Juillet.

    « Cher monsieur

    J’ai le bonheur, la joie de vous faire savoir que mon cher mari vient de rentrer près de moi, aussi, monsieur, combien nous vous sommes reconnaissants ; et mon mari rentre très très fatigué, surtout de privations, car, malgré les colis que je lui envoyais il souffrait de la faim ; et cependant, me dit-il, il n’était pas encore le plus malheureux, mais – paraît-il – ces chers prisonniers sont très malheureux, surtout dans certains camps ; mon mari faisait les convois des prisonniers blessés. Je suis, en ce moment, son interprète pour vous adresser tous ses sincères remerciements, et [il voulait] lui-même vous écrire, mais à peine arrivé madame Vitard, dame du Colonel, est venue pour avoir des nouvelles de son mari qui a eu les deux mains amputées, et comme c’est mon cher prisonnier qui était [là] au moment de l’opération. Allons, cher ami, merci, merci, toutes nos amitiés respectueuses : M. Vautier. »

    Pauvre chère madame Vautier ! Comme elle doit être heureuse ! Je prends part à sa joie ! Je ne sais si ce sont mes lettres – un peu de tous les côtés – qui ont fait rendre à la France et à sa famille M. Vautier, je ne sais. Si ce sont-elles j’en suis très heureux ; de toutes les façons j’en suis très heureux. Tout arrive, même la liberté !

    [23 juillet] Camille Robert (de Saint-Gervais) m’envoie une carte sur laquelle il me dit, entre autres choses :

    « Monsieur Legendre. C’est avec plaisir que je reçois votre fine carte de Blois, ce qui me fait rêver et passer nos idées de guerre, car, en ce moment, ça chauffe, je vous assure ; nous sommes en Lorraine. À droite de nous, cette nuit, notre artillerie en revanche d’hier a mis le feu à trois villages, ça se trouve du côté de Lunéville, alors en Alsace, ou plus en Alsace qu’en Lorraine. J’étais de garde de minuit à 5 h, c’était triste d’apercevoir de loin, dans la nuit, ce grand feu, car ça paraît tout près, mais il y a encore de la distance ; aujourd’hui tout est calme ; ça doit être le premier village Thiaucourt, nous aurons du détail aujourd’hui à ce sujet là. Ne faites pas attention, je vous envoie une carte de Strasbourg, bien que je n’y étais pas et peut-être jamais, c’est seulement au point de vue architecture, sachant que cela vous intéresse et vous va de droit. À part cela je me porte bien et souhaite qu’il en soit de vous-même ; bien des choses aux amis : M. Renou[1], etc. Lunéville est en Meurthe-et-Moselle, mais comme nous sommes en plaine, la distance étant à découvert, pour moi ça se trouve plus en Alsace. Le premier village boche, devant nous, devant nos mitrailleuses est à 800 m. Biaucourt. Ça n’est guère occupé, aussi nous ne craignons pas grand’chose, plutôt sur la droite et la gauche, aussi on se tient sur ses gardes. Nous couchons tout équipé et relevé tous les 4 jours. Il y a le ravitaillement qui ne se fait pas très facilement, et pour notre relève nous la faisons la nuit, de 11 h à 1 h du matin, toujours sans bruit. Espérons que je pourrai vous en dire bien long à mon retour. Recevez – M. Legendre – mes salutations empressées. C. Robert. »

    Sa carte représente – en effet – une vue de Strasbourg : « la façade du Palais impérial. »

    À Strasbourg ? Hélas ! Irons-nous jamais ! Car cette guerre est désespérante. Les Russes reculent encore, ils reculent toujours ! Tactique militaire, dit-on ; c’est possible, mais, moi, qui n’y connais rien, je ne peux pas m’empêcher de constater qu’ils reculent, et chacun sait que c’est celui qui avance qui gagne. Car, enfin, les boches sont en Russie et les Russes ne sont pas en Allemagne ! Les boches sont en Belgique et les Belges ne sont pas en Allemagne ! Les boches sont en France et nous ne sommes pas en Allemagne ! Ou si peu !

    Et chose curieuse à observer pour un témoin impartial – et j’ai dit que je le serais, je le serai, chose curieuse, lorsque les boches reculent nous crions victoire (ce qui ne nous arrive pas souvent – malheureusement – car ils ne reculent pas souvent) et les boches sont perdus ; lorsque c’est nous [qui reculons] ou les Russes qui reculent nous crions encore victoire, ou presque, et l’avance des boches n’a pas grande importance. Si les Russes prennent une ville (comme Przemysl, par exemple) c’est un fait d’une extrême importance (que n’a-t-on pas chanté, lors de la prise de Przemysl, les hymnes de gloire !) ; si les boches reprennent Przemysl (comme cela est arrivé) cela n’a aucune importance. C’est à n’y rien comprendre !

    Pour moi, je l’avoue, je suis très pessimiste, et d’un pessimisme impartial. Voir les choses comme elles sont c’est être fort, parce qu’averti des maux, partant renseigné sur les remèdes à y apporter. J’ai une horreur profonde – n’en déplaise à notre gouvernement, et aux journaux – des « doreurs de pilule ». Dorer la pilule aux gens ! À quoi cela sert-il ? Voyez les choses comme elles sont, vous serez plus forts. Moi je crierai plus « Victoire ! » lorsque je verrai les Russes marcher sur Breslau ou Berlin, que de voir les Allemands marcher sur Varsovie – qu’ils menacent – ou Riga.

    Ce matin, à 10 h, en l’église cathédrale, j’assiste aux obsèques de mon très regretté ami : M. Anatole Boucher. Il y a une assistance respectable et recueillie. Dans leurs stalles, beaucoup de chanoines. Je suis honoré de porter un cordon du corbillard, avec M. Gaudin[2], notaire honoraire, secrétaire de la conférence de Saint Vincent-de-Paul de Blois ; M. [Henri] Mesnil[3], ancien distillateur, membre de la conférence de Saint Vincent-de-Paul de Blois ; M. Duneau[4], propriétaire. J’accompagne le corps – bien entendu – jusqu’au cimetière de la ville, où mon ami a sa sépulture de famille. Qu’il repose en paix !...

    [24 juillet] Des permissionnaires du « front » arrivent d’autres partent. Cela donne une animation dans nos villes.

    Jeudi dernier – avec Robert – (le 22 Juillet) nous sommes allés à bicyclette au Guimier, par la forêt. Il faisait bon. Robert allait dire « au revoir ! » à ses parents. C’était la moisson et nous nous sommes attardés à regarder les moissonneuses-lieuses qui fauchaient les blés d’or. Que c’était beau ! Dans le sillage, enlevés par le fouet du charretier, les trois beaux chevaux entraînaient la « machine », et les épis se pliaient, se tassaient, se liaient en de petites gerbes, tandis qu’autour, dans la poussière d’or, volaient et se jouaient les hirondelles. Je m’arrachais à regret de ce merveilleux tableau. Nous revenions à la nuit tombante par la forêt.

    M. l’abbé Danger, curé de Courbouzon, actuellement aumônier militaire sur le front, a été cité à l’ordre du jour ; il est actuellement à Blois. Le capitaine Pierre de Person – un ami de collège – a été aussi cité à l’ordre du jour.

    M. l’abbé Noulin, professeur au grand séminaire, actuellement aumônier militaire aux armées, a été cité à l’ordre du jour.

    Honneur à eux !

    [1] L’abbé Renou.

    [2] 31, rue du Bourg-Neuf, Blois.

    [3] 10, rue du Prêche, Blois.

    [4] 4, rue Monin.