• 4 et 5 novembre 1914

    4 novembre et 5 novembre

    La guerre continue avec des mouvements d’avance et de recul, tant dans le nord, que dans la Lorraine. Le Président de la République est parti voir les troupes du front. C’est le moins qu’il puisse faire.

     

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    M. Poincaré, président de la République, et le Général Castelnau, sur le front des Troupes, observant la bataille.- 6 Fi 306/7. AD41

     

    D’une lettre de M. Riffault reçue ce matin, j’extrais les passages suivants :

    « … Mon fils commence à marcher avec des béquilles, mais ce sera long avant qu’il puisse avoir les mains libres. Il ne souffre pas, c’est le principal.

    Ici nous nous portons tous bien.

    Vernon n’a toujours pas de nouvelles de son frère qui a disparu depuis le jour où son autre frère a été tué.

    Le commandant d’artillerie Camille Deschamps, le frère du maire de Seillac est mort à Châlons de la fièvre typhoïde ; on l’enterrera lundi prochain à Orléans [La Ferté-Saint-Aubin].

    J’espère que vos voyages pour l’alimentation de l’armée, ne vous ont pas trop fatigués.

    Nous attendons demain 15 000 Indiens ; avec ceux qui, partis d’Orléans, sont au front, cela fera 37 000 ; sans compter les Écossais. »

    J’ai oublié de relater que, ces jours derniers, j’ai écrit au ministre de la guerre (lui-même) pour lui demander de faire rechercher le caporal René Turmeau de la 1ère Cie, du 153e de ligne, disparu depuis le 20 août, au combat de Morhange. J’écris au ministre pour consoler Mme Turmeau[1], mais je crains bien – hélas ! – que ce soit peine perdue. Enfin si je peux, tout au moins, consoler ceux qui pleurent, relever les courages, donner l’espoir, ce sera sûrement, déjà, de la charité. N’est-ce pas le devoir de ceux qui restent ?

    J’écris à l’abbé Perly pour lui signaler cette disparition, en le priant de rechercher dans ses parages, ainsi que la disparition du caporal [Alexandre] Armellini du 113e, blessé, le 3 septembre, dirigé sur Clermont-en-Argonne (peut-être dans une ambulance) et resté sans nouvelles de lui. Je ne connais pas le caporal Armellini, mais on me prie d’écrire si j’ai des amis dans la région, je le fais de grand cœur.

    Je vais ce matin trouver le docteur Marchand pour lui demander quelles démarches il faut faire pour qu’un réserviste puisse achever sa convalescence chez lui. « Aucune, me dit-il ; l’ordre est formel : défense absolue de faire sa convalescence chez soi, depuis les nouveaux ordres reçus. Seule la commission de réforme se prononce sur ces cas. » Je lui fais cette demande pour M. Corbin, entrepreneur de menuiserie rue Musnier, actuellement atteint de la dysenterie à l’hospice de Condé-en-Barrois (Meuse), dont la femme est venue me trouver.

    « Il n’y a rien à faire ».

    Madame la Comtesse Christian de Montlivault[2] étant venue me demander – hier – si je pourrais connaître les noms des médecins examinateurs qui – samedi – font passer la révision aux auxiliaires, afin de pouvoir faire exempter son valet de chambre : Roger, peu fort en vérité, et très dévoué à M. le Comte Chr. de Montlivault, actuellement très malade et qui ne peut se passer de ses soins, je transmets cette demande au Dr Marchand. Il est impossible de savoir les noms, me dit le Dr, en tous cas il n’y a rien à faire, les majors n’écoutent personne. Je transmettrai ces réponses.

    Je reçois une bonne carte-postale illustrée de Moulins « Place Achille Roche » de Paul Verdier.

    « Trajet de Moulins à Rennes

    Mardi 3 novembre

    Mon cher Paul

    Merci mille fois de ta bonne lettre, elle m’a bien fait plaisir. Comme je vois tu donnes de ta personne et que tu n’es pas assujetti à l’autorité militaire !!...

    Tu rends plus de services ainsi je t’assure ; car, dans nos formations sanitaires, ça va cahin-caha ; trop [de] directions concurrentes et personne responsable. Aussi le public qui n’y connait rien souvent réclame à tort et à travers. Puis on fait des changements, soit disant pour apporter des améliorations dans les services. Mais aussi à quels prix ! Quels gaspillages !! Ainsi, nous, après avoir évacué à Saint-Étienne un train de 500 blessés, nous sommes revenus à Moulins passer 3 jours ; pourquoi ? Soi-disant pour changer notre matériel pour des wagons d’hiver. Puis après une journée – comme dimanche – d’ordres et de contrordres toute la journée, on n’est parti que lundi (hier) à 3 h ½ pour Rennes, ça pour changer, toujours, notre matériel. Arrivés ici on nous dit qu’il y a à Cherbourg beaucoup de blessés qui arrivent par paquebots de Dunkerque. Il faut partir et laisser là notre nouveau matériel.

    Je n’y comprends rien ; il est 9 heures, je vais me coucher ; je me réveillerai peut-être à Pékin si ça continue.

    Bonne chance, cher Paul, bonne santé, bonjour à ta mère et bien amicalement à toi.

                                          Signé : Paul Verdier »

    Le bon Paul !

    Le si spirituel abbé Augereau fait paraître une fine et mordante poésie :

    « L’invincible

    Parce qu’ayant choisi pour cible

    Longwy, vieux fort, il l’occupa,

    Le Kronprinz fut, par son papa,

    Baptisé d’un coup, l’Invincible.

    En ses désirs démesurés

    de le paraître davantage,

    Il incendia maint village

    et fusilla quelques curés.

    Et puis : « Kluck et Bülow, en route !

    Au triple galop sur Paris !

    Avant cinq jours, nous l’aurons pris

    et rançonné, sans aucun doute ! »

    Avec ses hussards de la mort,

    à l’arrière de l’aile gauche,

    l’Invincible Héritier chevauche,

    s’imaginant que Joffre dort…

    Le riche pays affriole

    en bloc leurs appétits brutaux ;

    à travers fermes et châteaux

    ils pratiquent la cambriole…

    Or, certain soir, qu’à Mondement,

    ayant vidé coupe sur coupe,

    l’Invincible, au milieu d’un groupe,

    gisait, ivre, invinciblement.

    Notre « soixante-quinze » éclate,

    et dans la salle du festin

    adresse un obus importun

    qui confond la vaisselle plate…

    « Vieux bon Dieu ! » clame l’Héritier,

    « qu’on chauffe mon automobile !

    Et qu’une volte-face habile

    me tire de là tout entier ! »

    Sous l’accès de poltronne fièvre,

    flanqué de son état-major,

    Il file, file et file encore,

    jour et nuit, de l’Argonne en Woëvre.

    Et près du Kronprinz alité,

    narrant sa victoire… inédite,

    Le Kaiser, très ému, médite

    sur tant d’Invincibilité !...

                           Signé : Albert Augereau. »

     

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    Bataille de la Marne.- Au château de Mondement occupé par le Kronprinz.- 6 Fi 306/39. AD41

     

    Bravo ! Voila de l’esprit et des vers bien gaulois !! Bravo au poète bien français !!! Bravo au spirituel chanoine !!!!

    Ce soir, je vais prendre mon poste à l’ambulance ; mon compagnon de veille est encore M. Chavane. Dans la salle 1, Foulquet est parti chez lui, avec 2 mois de convalescence… et sa balle dans la poitrine ; souhaitons-lui qu’il se redresse le pauvre garçon. Dans la salle 2, Sergent (opéré des deux omoplates) par suite de deux violentes hémorragies ne va pas du tout, il est d’une faiblesse extrême et sa vie est en danger ; la « bonne sœur » des Servantes de Marie, passe la nuit dans la salle 2, pour lui, en cas de nouvelle hémorragie. Pauvre garçon ! Il est bien faible. Quant à Viau, opéré du nerf du bras, il ne va pas mal.

    La nuit est belle au dehors, idéalement éclairée de lune, et le jour paraît sur une radieuse journée d’automne.

    Je dis adieu au bon Clerget (salle 1) et au doux Franchineau (salle 1), ainsi qu’au résigné Bellot (salle 2), car, d’après des ordres reçus, ils doivent partir lundi pour Romorantin, où -  dans la caserne – un dépôt de convalescence de 500 lits vient d’être installé. Ils partent les braves jeunes gens et ils ne sont pas encore remis ; comment parle-t-on de leur faire commencer une convalescence ?

    Clerget a toujours sa balle dans le sternum et la plaie suppure encore ; Franchineau et Bellot ont encore leurs pauvres mâchoires bien fragiles, sans dents, les plaies ne sont pas fermées et ils ne peuvent manger comme tout le monde.

    Pauvres jeunes gens !

    Je leur souhaite bonne chance, bonne santé et d’être heureux. Ils espèrent obtenir 2 mois de convalescence ; je le leur souhaite aussi.

    Hélas ! Que sera la vie, maintenant, pour eux ; Bellot et Franchineau – Franchineau surtout – sont défigurés !... « Bonne chance, mes chers amis, soyez heureux ! »

    Le soleil se lève radieux et – toute la journée – il brille de tous ses feux et de tous ses rayons ; il fait chaud. C’est un temps choisi pour la révision.

    À 1 h ½ je m’y rends. Nous sommes 350 à 400 auxiliaires environ. Le groupement se fait dans la cour intérieure de derrière – à l’Hôtel-Dieu et des militaires font l’appel. Des majors prennent un groupe de 15 à 25 hommes environ et les emmènent dans des salles, dans des couloirs, où – chacun expose son cas d’exemption ; le major examine le cas, prend des notes et nous prie d’attendre pour passer à nouveau devant la commission de réforme.

    Nous attendons, les uns sous le cloître, les autres dans des salles, dans le vestibule précédant la chapelle : les voûtes sont animées du bruit joyeux des auxiliaires qui – pour la plupart -  sont de classes déjà anciennes ; les cheveux blancs sont nombreux, et les « jeunes soldats » ventrus ne peuvent qu’être comiquement joyeux à la pensée de faire leurs « classes » militaires. Enfin chacun fera son devoir. La France nous appelle, c’est joyeusement que nous partirons.

    Les dalles froides du cloître et des couloirs ne résonnent plus sous la sandale des « Filles de la Sagesse » et les âmes des pieux moines bénédictins doivent être surprises au milieu de ces gens si bruyants et si joyeux. Les hommes qui appellent ont peine à se faire entendre, les majors ont de la peine à retrouver… leurs candidats. Dans leur précipitation deux auxiliaires sont surpris d’avoir échangé leurs vestons ; je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il y en ait qui ait perdu leur caleçon. Émotion ! C’est d’un drôle au possible. Enfin par groupes, dans une grande salle voutée, remplie à craquer, nous entrons et… comme nous pouvons – mettant nos vêtements par terre sur les dalles – nous nous déshabillons. Ce n’est pas l’instant le plus amusant.

    Je me déshabille dans l’embrasure d’une porte vitrée donnant sur la cour d’honneur, j’ai toujours peur qu’elle s’ouvre et qu’il entre quelqu’un, car, alors nous ne serions pas cachés même des gens qui sont sur les quais, les arbres sont dénudés et manquent de feuillage.

    Je garde mes chaussettes et je passe devant le conseil. Il est composé d’un colonel, deux majors-commandants, du sous-intendant mon ami Georges Doliveux, de M. Besnard (ancien notaire à Cour-Cheverny) qui fait fonction de secrétaire et du Dr major Estor qui est arbitre et juge en dernier ressort.

    Les hommes sont là, tout autour de la salle, dans le costume… sommaire des temps primitifs ; chaque major présente – un par un – les hommes de son groupe, le Dr Estor examine les cas et prononce… la sentence. Elle est douce.

    Le Dr Estor – sur la présentation du major – examine mes palpitations au cœur et sur le diagnostic « d’endocardite », me maintient dans les services auxiliaires. J’étais dans les services auxiliaires, je reste dans les services auxiliaires.

    La moitié – environ – reste dans les services auxiliaires, l’autre est classée dans les services actifs, donc armés.

    Je me rhabille avec enchantement et je reste dans la salle jusqu’à la fin de la séance, qui ne se termine qu’après 4 heures ½.

    Je cite – au hasard – quelques noms d’auxiliaires[3] : MM. Lepage (épicier), Péraud (horloger), Roussineau (peintre), Radé (mercier), Volivert (coiffeur), Rivet Célestin, Ribérioux, Jaquin (tous les 3 de St gervais), Chouard (minotier), Paris (entr de maçonnerie), Labaye (de Cellettes), Maulny (de Montlivault), Ferré (des Montils), les abbés Gallerand et Chappin (du petit séminaire), l’abbé Nouvelon (du Gd séminaire), Pipé (Société générale) [Pipet, rue des Écoles], Houssay (économe des aliénés), etc, etc.

    Les uns s’en vont contents, les autres mécontents.

    Les uns sont bien infirmes, les autres en bien mauvaise santé. Mon Dieu ! Que d’infirmités, que de misères ici-bas ! Les médecins, vraiment, savent, mieux que personne, le peu de valeur de l’enveloppe humaine.

    Dans quarante ans combien de tous ces hommes seront encore là ? Dans 30 ans, même dans 20 ans, même dans 10 ans !

    « Memento homo quia pulvis es… »

    C’est la loi de l’humanité.

    Je reviens par la maison, dans la splendeur d’une fin de belle journée d’automne, le soleil se couche dans l’horizon empourpré, tout est d’or, et les silhouettes de Blois, de la vieille basilique de Saint-Laumer, du château royal, se découpent harmonieusement sur le ciel. Déjà les étoiles paraissent au ciel et la lune – là-bas – se lève. Encore une journée de passée qui – dans ma vie – marquera ; cette révision passée est une étape, un jalon. Saluons là et regrettons – pour la France – la santé aidant – de ne pouvoir faire plus. Dans la vie, il ne faut faire que ce que l’on peut, mais il faut faire tout ce que l’on peut.

    Dieu le veut ainsi…

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    Blois.- Le Château. Vue sur la cour de l’escalier François 1er.- 6 Fi 18/1724. AD41

    [1] Rue Ronceraie, Blois.

    [2] Rue du Mail, Blois.

    [3] Ceux qui n’ont pas de noms de pays sont de Blois.