• 22 janvier 1915

    22 Janvier

    C’est la St Vincent – fête des vignerons – et il neige. Le temps reste couvert toute la journée en dépit du dicton : « St Vincent clair et beau, plus de vin que d’eau. » Apprêtons nous à boire plus d’eau que de vin ! Beaucoup de gens ne s’en porteront pas plus mal. Au contraire.

    Paris attend anxieusement la visite des zeppelins, et – la nuit venue – ô ironie ! – la « ville lumière » est plongée dans l’obscurité la plus profonde. Défense d’allumer des lumières, afin de ne pas guider l’escadre aérienne allemande, et la dérouter autant que possible. Paris doit être le plus triste que le plus humble de nos villages, et les rues de la capitale – le soir – plongées dans l’obscurité – peuplées d’apaches – doivent être moins sûres que nos chemins boisés  de Sologne ! Tristesse…

     

    Paris 1915 zeppelins

    Effet des bombes des Zeppelin, 1915.- Agence photographique Meurisse.- BNF, département Estampes et photographie, EI-13 (2543)

     

    À la conférence Saint-Vincent-de-Paul, il est décidé – en raison de la guerre – de supprimer – cette année la tombola annuelle qui est – cependant – une de nos deux principales ressources. Il serait difficile, alors que les français donnent tant pour la guerre, de toutes les façons, de solliciter encore la charité ; d’autant  que ce sont toujours les mêmes personnes qui sont « tapées » et qui donnent. Mais du fait de la suppression de la tombola nous allons être forcés de supprimer certains recours, car nous n’aurons pas de quoi vivre de longs mois, sans cela ; la caisse n’est pas riche. C’est la guerre, personne n’est riche, même les œuvres. Nous baissons dons le taux de rapport de la Caisse des loyers de 20 % à 10 % ; nous supprimons les secours aux patronages, nous supprimons certaines familles moins nécessiteuses, nous supprimons les bons de viande, la distribution de vêtements annuelle, certaines familles ne recevront qu’un bon par semaine au lieu de deux, nous supprimons les bons de chauffage. Économisons, économisons ! Il le faut bien. Certains membres – peu raisonnables, vraiment ! ne veulent pas supprimer de leurs familles – cependant peu nécessiteuses – j’en connais. Il y a là ou de l’extrême attachement à ces familles, ou de la charité mal comprise. Il s’en suit des incidents tragi-comiques parfois, entre le Président[1] et certains membres, et, pour n’en citer qu’un, celui entre le Président et M. de Saint-Amand[2] fut plutôt aigre doux. Notre Président – très entêté – n’a pas toujours raison, cependant – en la circonstance – M. de St Amand avait tort ; néanmoins le Président manquait de charité en imposant la radiation d’une famille[3] malgré l’avis du visiteur qui – en somme – est seul et bon juge. La guerre quoi ! toujours la guerre !! Les esprits sont montés et un rien dégénère en altercation grave. Mon Dieu, comme les nerfs sont tendus ! Et les susceptibilités en éveil !! Où allons-nous ? La guerre ! La guerre !!! La guerre !!!!…

    Voici une lettre – toujours gaie – de Monseigneur Bolo :

    « 11 Janv.15

    En quittant l’Adriatique.

                  Bien cher ami

    La mer est grosse. Il faudrait au moins toute la Loire pour faire une seule des vagues qui frappent le flanc du Waldeck comme à coups de bélier. Nous venons de faire une expédition sensationnelle. Un sous-marin nous a encore manqués à la hauteur de Valona. On avait dit, tandis que nous étions dans les eaux grecques à prendre un bain de lumière et d’air tiède « la flotte autrichienne sort ! » aussitôt nous voila partis en ordre de bataille, la flamme au cœur. Après une course énergique de 24 heures nous n’avons rien vu ou à peu prés. Le sous-marin venait d’être évité quand on signale un navire de guerre à l’horizon. Aussitôt branle-bas de combat. L’équipage – comme un seul homme– avec une impétuosité de torrent, s’élance, chacun à son poste, et disparait dans les flancs du Waldeck par toutes les ouvertures. Un quart d’heure après le navire était reconnu pour un Italien. On sonne la retraite. À l’instant les mêmes trous qui avaient engloutis des cœurs enthousiastes, rendent des visages déconfits. C’était drôle au possible.

    Comme vous le voyez le moindre reproche qu’on puisse faire à la vie de bord, en guerre, c’est d’être monotone.

    J’ai tout reçu : Colis, illustrés, journaux, images ; vous devez être en possession et de mes très vifs remerciements et du récit de notre fête de Noël qui fut magnifique. On va maintenant penser au mardi-gras en vue de préparer un bon Carême, terminé par des Pâques ferventes. Ce sera le printemps. Espérons que ce sera aussi l’Alléluia patriotique de la victoire !

    Demain nous allons charbonner à Zaverda, sur la côte grecque, derrière les Échinades. Cela représente pour moi une triple distraction : une ascension dans la montagne ; une partie de mer à la voile en baleinière ou en canot que je conduis moi-même ce qui est fort amusant ; le renouvellement des provisions de bouche pour le carré des officiers supérieurs que j’ai à faire en qualité de chef de gamelle : on entasse pour huit jours des poissons, gibiers, légumes, fruits. Le bord fournit le pain, la viande, le vin rouge, le café. Mais de quoi vais-je vous parler là ! Je suis heureux que de votre accident il ne reste qu’un souvenir. Que de choses grands dieux on aura à se raconter au retour ! Le seul inconvénient pour moi de la faillite automobile c’est que vous ne viendrez plus à la chaise !... Du moins aussi facilement !... Donnez-moi d’interminables nouvelles et croyez à mon interminable affection.

                                                                                                   Signé : H. B. »

    [1] M. Ernest Petit, avocat, avenue Paul-Renaulme, Blois

    [2] Trésorier-payeur général honoraire, rue d’Angleterre, Blois

    [3] Il s’agissait d’une famille Lejeune, rue Croix-Boissée, en Vienne