• 31 août 1914

    31 août

     

    Les nouvelles ne sont pas meilleures : les Allemands avancent toujours et nous reculons.

    D’autre part les Russes avancent considérablement et menacent toute la Prusse orientale. Bravo !

    Le Tsar - dans un légitime sentiment de mépris pour les Russes - vient de changer le nom de la capitale de Russie. Saint-Pétersbourg s’appellera désormais Petrograd. L’ancienne appellation à terminologie germanique (Peter, Pierre et Burg, château-fort) devenait pénible dans les circonstances actuelles.

     

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    Le roi héroïque Albert 1er [de Belgique].- 6 Fi 306/6. AD41

     

    D’autre part le roi Albert Ier ne quitte pas ses troupes, il faut le supplier de se retirer quand – au plus fort de la mêlée – les balles sifflent autour de lui et que sa vie est en danger. Il ne cesse d’être en communication, lui et la Reine, avec ses braves belges.

    D’autre part, encore, le Roi Georges [V], par ses messages, par ses encouragements, prend une part active à la guerre.

     

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    Guerre de 1914.- Sa majesté Georges V roi d’Angleterre.- 6 Fi 306/5. AD41

     

    Et en France ? Avons-nous encore un président de la République ? Au fait, on ne parle pas plus de lui que s’il n’existait pas. Est-ce que Poincaré – sur nos champs de bataille français ne devrait pas être au milieu de nos troupes ? Quelqu’un me répond « la Constitution s’y oppose. » D’abord je n’en crois rien, ensuite drôle de constitution celle qui permet au chef de l’état d’entreprendre des voyages de tourisme en France et à l’étranger, d’inaugurer des lignes de chemin-de-fer, des maisons d’écoles et de visiter un comice agricole, et lui interdit – lorsqu’il y a du danger – d’aller encourager les soldats, visiter les blessés, consoler les affligés. Le sentiment, la charité, le dévouement ne se régissent par aucune constitution, excepté celle du cœur.

    Ce tantôt, avec Robert, je vais voir arriver un train de blessés. Le premier train est arrivé hier déjà.

    Il y a foule aux abords de la gare, vers 2 heures, et la chaleur est grande.

    Des autos, des camions avec des lits de paille, des brancards, viennent se ranger dans le coin de la gare des voyageurs. Des brancardiers circulent, des médecins majors, des personnes dévouées s’empressent ; il y a aussi toute la petite armée des boy-scouts (je dois le dire ces petits jeunes gens sont d’un dévouement à toute épreuve ; certains critiquent leur costume et leur action, ils ne s’en occupent pas – combien ils ont raison – et de leurs quartiers généraux – le laboratoire agronomique et la Préfecture – ils se répartissent dans toute la ville (dans les ambulances, à la gare, etc.) et rendent - depuis le commencement de la mobilisation - les plus signalés services ; cela sans se plaindre, très modestement, et quelque soit la corvée. Je les félicite sincèrement).

    Il y aussi les inévitables « empêtrables » [sic] ceux qui gênent plutôt les personnes dévouées qu’ils ne servent ; ah ! ceux là ne négligent pas les insignes.

    Bientôt les pauvres blessés apparaissent. Il y en a une centaine environ. Ils viennent l’un après l’autre. Ceux qui peuvent marcher sont soutenus par les territoriaux et s’avancent ainsi jusqu’aux tramways où ils montent ; ceux qui ne peuvent marcher montent dans des autos charitablement offertes et conduites par des blésois ; je vois parmi ceux-ci - toujours sur la brèche – lorsqu’il s’agit de charité l’ami Georges Doliveux, M. Alirol directeur du gaz, M. de Laduye, etc.

    D’autres plus blessés sont transportés sur des brancards. À vrai dire tous – à part quelques uns – ne paraissent pas très blessés. Ils paraissent fatigués, cela se comprend, après tant d’heures passées en chemin-de-fer, après les rudes épreuves de la campagne. Ils sont bronzés par le soleil, le hâle et la poudre ; leurs capotes sont grises de boue, de poussière et de mille choses, elles sont déchirées aussi, certaines coupées à la hâte pour dégager un bras atteint par une balle ennemie. Les figures bronzées, fatiguées, aux yeux battus, sont encadrées de barbes hirsutes et poussiéreuses. Pauvres jeunes gens ! Ils conservent leur gaieté et racontent – à ceux qui les interrogent ce qu’ils peuvent dire, ce qu’ils ont vu. Des bras sont soutenus en écharpe, des têtes sont entourées de toile, des jambes sont bandées et - sur les linges - le sang coagulé a marqué son empreinte du sacrifice. Devant cette empreinte de la douleur ne doit-on pas se découvrir ? Devant ces braves jeunes gens qui reviennent du front ne doit-on pas saluer la France qui passe ?

     

    arrivée blessés gare

     

    Arrivée des grands blessés à la gare [Lyon].- Agence photographique Rol.- Gallica.bnf ;fr / BNF, [Rol, 45512]

     

    Un pauvre blessé – sur une civière – porté avec douceur et combien de précautions- a une jambe coupée ; cela se voit à la jambe de son pantalon repliée jusqu’au genou.

    « Mon Dieu que le sacrifice de ce pauvre enfant soit accepté en holocauste, et qu’il sauve la France d’une amputation douloureuse, semblable à celle de 1870… »

    Nous redescendons de la gare, les gens encombrent les artères de la ville, les visages témoignent de la sympathie, douloureusement émue, qu’ils témoignent aux blessés, cela se voit.

    Et - puisqu’il faut tout dire – même les choses pénibles – j’ai le triste devoir d’écrire qu’un méchant drôle, un petit misérable, un gamin de 20 ans, a insulté la France, ce soir, en pleine rue de Blois en criant : « Vive l’Allemagne ! À bas la France ! ». Ce triste individu se trouvait au milieu d’un groupe de gamins semblables à lui ; il a été attaqué sérieusement par la foule, arrêté et conduit au poste, ainsi que ces « amis » sous bonne escorte militaire, baïonnette au canon. Il a été écroué au poste militaire et passera - dit-on - en conseil de guerre. Son affaire est claire. Je dois dire que ce triste personnage habitait la rue Croix-Boissée, du faubourg de Vienne ; il s’appelle Maurice Morin.

    Je n’ai pas assisté à ce pénible spectacle - unique heureusement - et j’en remercie le bon Dieu.