• 1er août 1914

    1er août

    Quelle fièvre anime les gens ce matin ! On ne voit que des figures anxieuses, des airs tristes. La guerre ! On ne parle que de la guerre ! Et pourquoi ? Nous ne l’avons pas encore la guerre et je trouve inutile de s’alarmer - ainsi - avant la réalité. Et puis si c’était vrai, il n’y aurait qu’à faire volte-face et à faire son devoir de bon français. Il faut toujours espérer contre toute espérance…

    Je vais ce matin aux Montils chez le bon docteur Corby, justement pour une affaire professionnelle qui se rattache quelque peu à la guerre autrichienne. Je fais travailler actuellement chez M. le docteur Corby un entrepreneur de ravalement du Tyrol, nommé Antoine Schwarzaus ; celui-ci ayant demandé un acompte de 600 francs, M. le docteur Corby - trop bon- le lui donna. Or, depuis hier, depuis les bruits plus persistants de guerre, Antoine Schwarzaus n’est plus reparu aux Montils, emportant les 600 francs, ne payant ni sa pension (l’hôtel de Croix Blanche), ni ses ouvriers. A-t-il regagné au plus vite l’Autriche ? Il avait fait - m’avait-il dit - son service militaire à Riva dans les chasseurs impériaux.

    Mais en arrivant aux Montils M. le docteur Corby m’apprend que Schwarzaus est venu enfin, hier au soir, sur le tard, a payé ses ouvriers et sa pension et a, enfin, quitté le pays, laissant le chantier inachevé. A-t-il gagné l’Autriche ?

    Je reviens à Blois au plus vite. En arrivant j’apprends que Jaurès, le grand porte-drapeau antipatriote, anti-français, le grand orateur socialiste, a été assassiné par un individu quelconque, un nommé Villain.

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    Jean Jaurès 1859-1914.- 6 Fi 301/20.AD41.

     

    Cette nouvelle arrivée à la veille - peut-être - d’une guerre européenne - cause grand bruit, comme on le pense. Pour ma part, sans réfléchir, j’applaudis à cette brusque disparition. Jaurès a fait tant de mal à la France ! En ces temps troublés - si la guerre éclate - n’aurait-il pas suscité la guerre civile et n’aurait-il pas rassemblé ses troupes de révolutionnaires et de Sans-patrie ? Le misérable aurait vendu - par ses actes - notre France aux Prussiens. Le coup de revolver tiré par Raoul Villain a rendu, vraiment, service au pays.

    Telles étaient mes idées et mes réflexions premières lorsque j’appris la mort de Jaurès.

    Puis - à la longue - après réflexion - je pensais que Jaurès n’était qu’un acteur - comme tant d’autres - j’allais dire : un pantin (et pourquoi pas ?), qu’il s’était attelé à un rôle auquel il ne croyait pas un mot, qu’en artiste ou plutôt en cabotin consommé qu’il tenait les planches merveilleusement, que sa surface était toute factice, toute d’ambition et d’orgueil et que les plus bêtes étaient ceux qui s’y laissaient prendre ; qu’au fond, au fond de lui-même, cet homme avait un cœur comme les autres, de la bonté qui sommeillait, une conscience droite, une fibre patriotique peut-être, et je me disais « si la guerre éclate Jaurès aurait fait son devoir comme les autres ». Il est mort…

    Et à la veille d’un grand événement. Passons !

    Mon petit neveu Robert arrive aujourd’hui de Paris pour passer ses vacances à Blois. Je vais au devant de lui à la gare, au train de 10 h 40.

    Il y a une vive agitation « en ville ». Je rencontre des gens qui m’annoncent que la guerre va éclater ce soir, c’est chose sûre. M. Corbin jeune, menuisier, m’annonce que son frère, plus âgé, a reçu l’ordre de partir, que M. Alhomme, plâtrier, M. Choine, distillateur, et d’autres sont partis pour garder les voies ferrées. Décidément il y a quelque chose ! En se rencontrant on se fait presque ses adieux.

    Les salles de dépêches sont envahies par une foule avide de nouvelles ; les magasins d’alimentation sont presque pris d’assaut, les gens font ample provision de conserves, de sucre, de sel ; le sucre a monté subitement - dans la journée - à 1 f. 40  la livre ! Le café se fait rare. Les banques regorgent de gens qui retirent leurs fonds - s’ils le peuvent - ou font provision de monnaie - s’ils le peuvent également. On me dit ce matin que la Caisse d’épargne a dû limiter ses remboursements, qu’elle a dû fermer sa caisse, hier, à quatre heures, ayant remboursé plus de 600 000 francs dans la journée.

    Sur les marches de la Banque de France une foule fait queue, se battant presque, pour obtenir aux guichets de la menue monnaie en échange de billets ; l’or est retiré de la circulation et devient rare. Le gouvernement a émis des billets de 20 f. et de 5 f.

     

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    Blois.- Le Faubourg de Vienne (Quai Villebois-Mareuil).- 6 Fi 18/671. AD41

     

    J’ai vu - hier au soir - une foule de 200 personnes faisant l’assaut presque d’une petite épicerie - les Docks, quai Villebois-Mareuil - voulant se ravitailler en fournitures de toutes sortes ; le propriétaire fut obligé de fermer son magasin et de faire entrer les « assaillants » par groupe de dix. C’est de l’affolement stupide !

    Pourquoi cet assaut vers les banques, les épiceries et autres établissements ?

    C’est ridicule.

    Pour moi, je ne fais aucun approvisionnement, si la guerre éclate je saurai bien me débrouiller. Je rencontre M. le chanoine Michon, qui m’aborde navré : « C’est la guerre, mon cher ami ! » « Croyez-vous, monsieur le chanoine ? » « Sûrement » et M. l’abbé Besnard[1], qui se joint à nous, nous annonce qu’il part. La rue Denis Papin est encombrée d’une foule anxieuse.

    Je vais à la gare, passe sur le quai.

    Les voies sont occupées militairement ; M. le capitaine Bénard - directeur de la chocolaterie Poulain - est chargé de ce service et donne des ordres. Des femmes sont là disant « au revoir » à ceux qui, déjà, partent ; je vois une petite jeune femme de sous-officier de l’active qui pleure ; la femme d’un lieutenant qui accompagne son mari à son départ ; quels tristes visages !

    Le train entre en gare. Robert descend au milieu de la cohue des voyageurs enfiévrés qui fuient les villes et villages de la frontière et de Paris. C’est l’exode loin de l’envahisseur. Mon cœur se serre.

    Décidément il n’y a plus à douter : c’est la guerre et à bref délai.

    Les journaux nous apportent la nouvelle d’un insolent ultimatum lancé à la France par l’Allemagne, nous ordonnant d’avoir à démobiliser. Mais, tout en prenant nos précautions, nous n’avons pas encore mobilisé ! Alors ? C’est un défi. La France le relèvera, comme il convient. Sursum corda !

    C’est la guerre.

    Au-dehors, sur le boulevard parallèle à la voie du chemin de fer, les hommes de la réserve de la territoriale se groupent et « s’alignent » - autant que des hommes qui ont passés la quarantaine peuvent s’aligner. Des pancartes sont accrochées aux arbres, les réservistes se groupent autour. Ils s’habillent sur place, là, sur le boulevard.

     

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    Groupe de réservistes du 39e régiment territorial, Blois, 1914.- Collection privée.

     

    Malgré l’heure triste, le coup d’œil ne manque pas d’un certain comique. L’habillement consiste en un bourgeron gris qui n’a pas connu le coup de fer de la lingère, d’un pantalon parfois trop long, trop étroit ou trop court et d’un képi rouge, le képi régimentaire. Ils fouillent dans le tas les braves « réservoirs », fiers de leur mission et joyeux quand même ; ils s’habillent et partent armés, baïonnette au canon et - par groupes - vont aussitôt - prendre possession de leurs postes ; vigies obéissantes sur toutes les voies de chemin de fer du Loir-et-Cher, ils veilleront à la sûreté des trains, à la conservation des travaux d’art.

    Les trains de voyageurs qui circulent encore sont les derniers ; dans quelques heures il n’y en aura plus. Il était temps que Robert arrive.

    Mais enfin tous ces préparatifs n’annonçaient pas encore la guerre ! Ce n’était que des précautions prises et ce n’était même pas encore la mobilisation générale !

    Le facteur m’apporte une lettre de l’abbé Joseph Perly, en vacances chez ses parents, à Gy.

    « J’ai trouvé en arrivant, mardi, ma famille en bonne santé, me dit-il, mais les événements se précipitent (hélas trop vite) et maman est bouleversée à la perspective de voir ses deux fils et son gendre partir pour la guerre.

    Espérons toutefois que le bon Dieu aura pitié de nous et qu’il nous fera éviter un malheur. Je voulais avant de rentrer à Gy vous aller voir au sujet de Marcel[2], mais la gravité des nouvelles m’a fait précipiter mon départ. Si nous n’allons pas au secours de la Serbie, il faudra une place de jardinier pour la fin d’octobre…

    Et je vous envoie – encore – peut-être pour la dernière fois – l’assurance de ma plus affectueuse amitié.

                                            Signé : Joseph Perly »

     

    Hélas ! Pauvre cher ami avec lequel, huit jours avant seulement, j’ai fait une si ravissante promenade en Sologne, chez son frère jardinier au château de Cerçay, par Lamotte-Beuvron. Je ne l’ai pas revu depuis ; le reverrai-je ?

    L’heure est décidément angoissante.

     

    Soudain vers 4 h ½ , mon voisin Émile Delabarre, horticulteur revient de la ville, en passant dans la rue, par ma fenêtre large ouverte il me dit tout bouleversé : « Ca y est ! La guerre est déclarée ! C’est affiché à la mairie ! » Je lâche le travail que je faisais, je grimpe au 1er étage précipitamment, je regarde dans la cour de l’hôtel Renault : des femmes de la campagne sont là en pleurs. Je devine ; c’est vrai ; c’est bien vrai. Pauvres femmes ! Elles pleurent un fils, un époux, un gendre qui vont partir, sans doute. Pauvre gens !

    J’appelle à travers la maison « Ça y est ! La guerre est déclarée ». Maman pleure…

    Robert et moi nous courrons en ville. A mi-chemin nous rencontrons mon voisin Cottereau, entrepreneur de couverture  « Eh bien ? - C’est vrai la guerre est déclarée ». Et sa jeune femme qui est là, tenant son bébé, une gentille petite fille de quelques mois, dans ses bras, et sa mère, pleurent en silence. Je m’efforce de les rassurer, leur disant que M. Cottereau n’ira peut-être, sûrement, pas très loin. Hélas ! Je n’en crois rien, Édouard Cottereau est jeune encore et sa jeunesse et son activité pourront être employées à le mettre au front des troupes. Pieux mensonge !  A quoi servira-t-il ?

    À la mairie il y a foule pour lire le libellé de « la guerre ». Mais ce n’est pas l’annonce de la guerre, mes voisins Delabarre et Cottereau, affolés se sont mépris. Ce n’est pas mieux et c’est presque la même chose : c’est l’ordre de mobilisation générale. La mobilisation devra commencer demain matin, Dimanche, 2 août, à minuit. C’est la guerre assurée à brève échéance ! Il n’y a plus à douter ; j’y crois.

    En ce jour de marché, l’ordre de mobilisation tombe comme un coup de foudre. C’est de la stupeur, de l’épouvante d’abord, bien qu’elle fut presque prévue ; puis les poitrines se dilatent dans un souffle patriotique, on sent passer un légitime orgueil, une certaine fierté du devoir à accomplir. On s’aborde, on se serre les mains, on s’embrasserait presque, on s’embrasse même « Je pars au 1er jour de la mobilisation - Je pars au 2e jour - Je pars au 12e jour - Moi je dois attendre mon appel - Moi j’ai passé l’âge, mais je vais m’engager - Je regrette d’être versé dans les auxiliaires et de ne pas combattre - Il fallait que cela arrive. Pensez ! Depuis 44 années que ces sales Allemands font peser sur nous leur joug de barbares il fallait en finir. Au moins on ne nous reprochera pas d’avoir manqué de patience. Les tristes gens ! Les lâches ! Les sales Prussiens !!! Les Français vont leur montrer ce dont ils sont capables ! Il fallait en finir ! Allons-y ! ». Et chacun, quoique grave, est joyeux.

    La foule est dense et enfiévrée dans les artères de notre ville. Les groupes sont compacts. On discute avec force et fermeté. Quel bruit !

    Les gens de la campagne quittent vite le marché, rentrent en hâte chez eux ; ils veulent annoncer la nouvelle les premiers au village. Mais déjà des automobiles réquisitionnées passent et filent à toute vitesse dans toutes les directions ; au volant un chauffeur convoqué sur réquisition, le brassard militaire au bras, à côté de lui un gendarme portant le pli précieux. Et les autos militaires se croisent, et les voitures à chevaux déjà réquisitionnées passent conduites par un militaire. Tout est militaire déjà ! Quel brusque changement. La vie de la France est changée. Les affaires s’arrêtent pour de longues semaines, de longs mois peut-être ; il n’y aura plus que les affaires de la France. Sus à l’envahisseur !

    Les hordes de Guillaume veulent envahir la France ; elles n’y parviendront pas.

    L’air est lourd, étouffant ; l’atmosphère est orageux ; la poussière vole et forme des nuages ; il y a de la fumée et comme une odeur de poudre. La foule se presse, se précipite aux nouvelles, on se fait ses adieux, avant de partir ; les larmes des mères coulent et je vois de nombreux yeux rougis ; je vois aussi le rire franc des hommes et la joie bien vraie d’en finir une bonne fois pour toutes avec nos « sales voisins ». Rires et larmes se mêlent dans une douce vision d’espérance.

    Les mères, les épouses et les sœurs pleureront et prieront ; elles resteront au logis et iront au sanctuaire. Elles aussi ont un devoir ; sans morgue et sans forfanterie, qu’elles le fassent.

    Les hommes, pères, époux ou fils ou frères iront à la bataille ou aideront ceux qui batailleront ; sans vaine gloire et sans aucune arrière pensée ils feront aussi leur devoir strict et simple de français.

    Comme les autres, je veux être prêt, lorsque je serai appelé, car je ne dois partir - suivant mon fascicule de mobilisation - que sur un ordre d’appel individuel, et je m’achète une paire de lourds et solides souliers de guerre.

     

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    Fascicule de mobilisation.- 1 J 319 / AD41.

     

    Que de souliers de guerre ont été vendus ce jour à Blois !

    Je rencontre des amis qui vont partir, Pierre Courtois, le bon Portets (charpentier), Léon Courtioux (entrepreneur de maçonnerie), Maurice du Breton (de Saint Gervais) et d’autres. Tous quittent leur famille, leur entreprise avec résignation « Il le faut bien ! Les sales voyous ce que nous allons les rosser !! ».

    L’abbé Renou, vicaire de Saint Vincent, va partir aussi, ainsi que son frère (du reste - dans toutes les familles - il y aura des départs), il me demande si je connais des hommes de bonne volonté pour aider, demain Dimanche, aux préparatifs d’installation de l’ambulance de la Croix-Rouge. Je me propose, ainsi que Robert, heureux que nous sommes de contribuer aux prémices du grand travail de la France. Rendez-vous est donc donné pour le lendemain, à 7 h 30 du matin, chez le colonel Huin, Président du comité de la Croix-Rouge, rue Franciade, n°33.

    Le bon abbé nous remercie, ce qui est bien inutile ; nous ne faisons que notre strict devoir et apportons une bien modeste pierre à l’édifice de la revanche, comparée à celle qui sera apportée par nos soldats : leur vie.

    Nous rentrons à la maison, maman est en pleurs. Il n’y a rien, pourtant, pour elle d’angoissant. D’autres pauvres mères et j’en connais, pleurent en ce soir tombant de la mobilisation « Mon Jean, mon Jacques, mon gendre, partent au premier jour et vont aux premiers rangs ! » Voici des mères qui peuvent pleurer. Ces pleurs – plus tard – s’ils ne se changent pas en larmes de joie, se changeront en larmes d’orgueil et de fierté en songeant aux chers disparus tombés au champ de l’honneur…

    Au-dehors, alors que la nuit tombe, le tocsin sonne au clocher de ma paroisse[3] d’abord, à la vieille tour de la cathédrale ensuite ; puis, dans le lointain, des appels de clairon se font entendre, mêlés aux tocsins qui tombent en glas funèbre des clochers perdus dans les campagnes du Blésois, de la Beauce et de la Sologne.

    Ce soir-là, la France s’endort dans un rêve de revanche.

    [1] Premier vicaire à la cathédrale.

    [2] Son frère.

    [3] St Saturnin de Vienne.